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photo SAPINL’imposture du projet SAPIN : sous couvert de ministère « plus  fort », une inspection du travail amputée d’une part de son autonomie et exposée aux conflits de compétences

 

  • Les sources juridiques de l’indépendance des agents de contrôle : la convention n°81 de l’Organisation Internationale du Travail

L’inspection du travail a pour mission « de veiller à l’application (…) des (…) dispositions légales relatives au régime du travail, ainsi qu’aux stipulations des conventions et accords collectifs de travail » (art. L. 8112-1 du Code du travail).

Les inspecteurs et contrôleurs du travail disposent à cet effet d’une garantie d’indépendance consacrée par la convention n°81 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT). Celle-ci se décline à un double niveau :

– Le personnel de l’inspection doit être « composé de fonctionnaires publics dont le statut et les conditions de service leur assurent la stabilité dans leur emploi et les rendent indépendants de tout changement de gouvernement et de toute influence extérieure indue » (art. 6 de la Convention n°81 de l’OIT).

– Selon l’article 17.2 de la même convention, « il est laissé à la libre décision des inspecteurs du travail de donner des avertissements ou des conseils au lieu d’intenter ou de recommander des poursuites ».

Le Conseil d’Etat déduit de ces stipulations conventionnelles un principe général d’indépendance des inspecteurs du travail, directement invocable dans l’ordre juridique interne et donc opposable à tout texte législatif ou réglementaire contraire (voir par exemple CE 9 octobre 1996 n°167511 ou CE 8 juillet 1998 n°187704). Par ailleurs, à travers une décision du 17 janvier 2008 (n°2007-561), le Conseil Constitutionnel a consacré l’indépendance de l’inspection du travail parmi « les principes fondamentaux du droit du travail au sens de l’article 34 de la Constitution ».

  • Etre indépendants pour quoi faire ?

Comme je l’ai indiqué plus haut, la mission légale de l’inspection du travail est particulièrement vaste : il s’agit ni plus, ni moins que de faire appliquer l’ensemble des règles de droit qui encadrent l’exercice du travail salarié : du Code du travail aux conventions collectives en passant par les lois et règlements non codifiés, l’inspecteur du travail est — virtuellement au moins — sur tous les fronts.

S’il existe des sanctions pénales en de nombreuses matières, il est facile de comprendre que les enjeux ne sont pas les mêmes selon que l’on a affaire à un accident du travail, à des salariés non déclarés, au non paiement de salaires, à des cas de recours abusifs aux CDD, à des dépassements des durées maximales de travail ou encore au non respect de telle ou telle obligation administrative. Autrement dit, une application efficace et proportionnée du droit du travail implique de s’adapter à la diversité des situations rencontrées. Or, comment y prétendre autrement qu’en reconnaissant un certain pouvoir d’appréciation aux agents de contrôle ?

Notre excellent ministère lui-même admet dans ses « principes de déontologie pour l’inspection du travail » que le principe de libre décision doit permettre aux agents de contrôle « d’élaborer une réponse adaptée aux circonstances et graduée dans le temps » et in fine « de faire appliquer la législation du travail le plus efficacement possible » (guide DGT « principes de déontologie pour l’inspection du travail », page 22).

En définitive, c’est donc la nature même de la mission des agents de contrôle – pensée sous l’angle de l’application effective du droit du travail et non de la sanction des comportements déviants – qui commande la liberté d’appréciation ainsi que la protection des agents face aux influences extérieures indues, toutes deux consacrées  par la Convention n°81 de l’OIT.

    • Indépendance et autonomie

freedomGarantie par une convention internationale ayant valeur supra légale, l’indépendance est un obstacle sur le chemin des contempteurs de l’inspection du travail. Impossible de renforcer la ligne hiérarchique, de construire une « ingénierie d’intervention » (voire mon précédent billet), de brider les initiatives individuelles pour circonscrire l’essentiel de l’action de contrôle aux priorités décidées par l’administration centrale et aux déclinaisons locales de la « politique travail » (quelle affreuse expression !), sans en restreindre l’application.

Les « principes de déontologie pour l’inspection du travail » représentent une version modérée de cette doctrine. S’il est question « d’une ligne hiérarchique qui détermine les orientations générales de l’action », l’indépendance y est cependant réaffirmée en tant que « garantie qui s’attache à l’action individuelle de chaque agent » en lien avec « la part d’autonomie » qui leur est reconnue (page 15).

Faisons fi de toutes ces nuances, l’heure est à la reprise en mains ! Enivrée par le projet de réforme de Michel SAPIN qui fait d’elle l’axe structurant de la réorganisation dont elle rêve depuis des années, la hiérarchie oppose désormais l’indépendance à l’autonomie, tel ce Directeur Régional, devant la caméra de France 3 Rhône-Alpes.

A l’extrême, si on suit cette vision pour le moins restrictive, l’activité des agents de contrôle pourrait être intégralement pilotée par les Directeurs d’unités de contrôle, les Responsables d’unités territoriales (qui regroupent les services à l’échelle départementale), les Directeurs régionaux sans oublier, bien sûr, l’administration centrale.

En janvier les grues, en février-mars les risques psychosociaux, au printemps la manutention manuelle, en été le BTP, en automne l’amiante et, pour finir l’année, la durée du travail dans les transports routiers…

Certes, dans le cadre de ces campagnes successives de contrôle, les agents conservent leur liberté d’appréciation. Ils peuvent décider des suites à donner à leurs constats sur la palette des outils juridiques prévus par le Code du travail – choisir entre la lettre d’observations, la mise en demeure et le procès-verbal (voir mon billet sur les suites du contrôle). Mais comment ne pas voir que, sans autonomie, l’indépendance se trouve nécessairement vidée de sa substance ?

L’indépendance n’est pas un principe défini in abstracto, ni un privilège accordé aux agents de contrôle. Elle est une exigence au service d’une mission définie par la loi et par la convention n°81 de l’OIT. Elle ne trouve en réalité son sens que dans une organisation qui permet potentiellement aux agents d’investir tout leur champ de compétence, c’est-à-dire d’intervenir sur l’ensemble des matières qui constituent la réglementation du travail, quelles que soient les priorités ou les modes du moment.

En d’autres termes, l’indépendance des agents de contrôle implique que leur soit reconnue une part substantielle d’autonomie.

A défaut, c’est la finalité même de leur mission – dont elle est un corollaire nécessaire – qui se trouve menacée, à savoir, pour reprendre la terminologie de la convention n°81 de l’OIT sur l’inspection du travail, « l’application des dispositions légales relatives aux conditions de travail et à la protection des travailleurs dans l’exercice de leur profession » (art. 3 ).

Concrètement, cela revient à dire au salarié qui n’est pas payé, à celui qui est en CDD depuis 10 ans, aux représentants du personnel qui peinent à faire valoir leurs droits, aux salariés victimes de harcèlement moral, que ce n’est pas le moment et que leurs demandes ne pourront être traitées que le jour où elles s’accorderont avec les priorités locales ou nationales. C’est aussi laisser libre cours aux rapports de force qui sévissent dans le monde de l’entreprise ; rapports de force dont la brutalité a justifié, historiquement, la création de l’inspection du travail.

Tel est malheureusement le chemin que prend la réforme SAPIN (cf mon précédent billet).

Mais ce n’est pas la seule hypothèque qui pèse sur l’indépendance des agents de contrôle. Il est une autre menace plus insidieuse, plus discrète, dont je n’ai pas encore parlé; il s’agit de la problématique des compétences de contrôle concurrentes.

  • Indépendance et compétences concurrentes

concurrenceAu-delà des unités de contrôle départementales et généralistes dont il a été question jusqu’à présent, le projet SAPIN instaure des unités régionales de contrôle et même – grande nouveauté – un groupe national « de contrôle, d’appui et de veille ».

De quoi s’agit-il ?

Les unités régionales dessinent les contours d’une inspection du travail parallèle. Leur objet est double. Elles peuvent être centrées sur la lutte contre le travail illégal, auquel cas elles ne sont que le prolongement des actuelles sections ou services spécialisés. D’autres unités régionales auront à connaître de « risques particuliers » (l’amiante essentiellement, mais il peut aussi s’agir des entreprises SEVESO ou du risque chimique par exemple) à définir au sein de chaque DIRECCTE. Elles ont vocation à réaliser nous dit-on « sur des forces dédiées, des actions que les agents des unités de contrôle ne pourraient prendre en charge » (voir le projet d’instruction ministérielle). En clair, dans l’exercice de ses compétences spécialisées, l’unité régionale peut se substituer aux unités départementales de contrôle.

groupe nationalLe groupe national « de contrôle, d’appui et de veille », quant à lui, est appelé à devenir le GIGN de l’inspection du travail. « Les agents de ce groupe national disposent de pouvoirs de contrôle et de constatations des infractions (…). Ils interviennent en appui des unités de contrôle ou de leur propre initiative sur des sujets d’importance nationale». Soyons toutefois rassurés : « Les agents des unités de contrôle des Direccte demeurent naturellement compétents sur l’ensemble du code du travail » (cf projet d’instruction ministérielle).

Il faut se pincer pour y croire !

Je me réfère encore une fois à mon livre de chevet actuel, à savoir le guide de déontologie élaboré par le ministère du travail. On peut y lire que l’indépendance est « garantie aux agents pour permettre le plein exercice de leur mission dans la recherche de la meilleure effectivité du droit : par exemple, en présence d’infractions, l’agent doit pouvoir décider, sans crainte de pressions indues, de la mise en oeuvre des moyens d’action possibles » (page 16).

En parallèle, il est donné pour instruction à la hiérarchie de « mettre en valeur le principe d’indépendance des agents de contrôle chaque fois que nécessaire, notamment à l’occasion des contestations portant sur les suites que l’agent a réservé à ses constats » (ibid. page 19).

Il est même indiqué que les « influences extérieures indues » contre lesquelles il faut prémunir les agents «  peuvent être le fait d’acteurs sociaux, à titre individuel ou collectif, d’élus ou d’autorités politiques, du préfet, de chefs de service d’autres administrations, voire (…) de représentants du système de l’inspection quel que soit leur niveau hiérarchique, relayant les précédents » (ibid. page 17).

Tiens, un « représentant du système de l’inspection » peut porter atteinte à l’indépendance d’un agent de contrôle ! Ca a le mérite d’être dit !

Qu’on m’explique alors comment la promotion du principe d’indépendance au sens de la convention n°81 de l’OIT, lorsque les suites qu’un inspecteur a décidé de donner à ses constats sont contestées, y compris face à d’autres représentants du système de l’inspection du travail, peut être compatible avec un tel empilement de compétences !

Rappelons que l’on a affaire :

– à un double niveau de compétence s’il est question de travail illégal ou de risques particuliers ou encore d’un sujet « d’importance nationale »

– voire même à un triple niveau de compétence, si par malheur notre affaire d’amiante ou de travail illégal est jugée « d’importance nationale » (sic) !

En instituant des compétences concurrentes dans toutes ces matières, l’administration crée une situation où la position prise par un agent de contrôle peut à tout moment être contredite par un autre agent disposant de prérogatives identiques au sein d’un même secteur géographique (la région ou même la France entière s’il s’agit du groupe national de contrôle) : l’un peut par exemple recommander des poursuites pénales là où le premier aurait décidé de ne pas relever les infractions constatées par voie de procès-verbal ou vice-versa.

Dans ces conditions, le principe d’indépendance et plus particulièrement de libre décision n’est plus qu’une coquille vide, expression d’une liberté formelle d’agir dépourvue de toute effectivité : décidez ce que vous voulez, mais ce n’est pas forcément ce qui sera appliqué car des inspecteurs plus compétents pourraient bien se saisir de vos dossiers ! Et ce, de leur propre autorité ou à la demande de la hiérarchie.