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Le jour de l’audience, plusieurs collègues m’accompagnèrent pour assister aux débats.

Fin juillet, 10 heures du matin. Il faisait déjà très chaud dans la salle non ventilée du Palais de justice, vestige d’une époque révolue où l’activité industrielle attirait de nombreux travailleurs – désormais remplacés par une population clairsemée de retraités et d’actifs sans qualification.

Un avocat du Barreau de Lyon représentait les deux sociétés assignées (la SNC qui exploitait le magasin situé sur mon secteur de contrôle ainsi que la SARL FashionPleasure).

Il manquait à l’appel lors de l’ouverture des débats, présidés par un jeune magistrat durant les congés du juge habituellement en charge des référés civils.

Vers 10h30, un avocat supplémentaire – d’apparence trapue sous son ample robe – entra dans la salle.

– Maître Caragrande ?

– Lui-même. Désolé du retard, je suis parti de Lyon à 4 heures du matin. Je ne pensais pas qu’il y aurait autant d’embouteillages. 

Il s’avança vers le juge afin de lui serrer la main. « Maître Caragrande du Barreau de Lyon ». Je le suivis machinalement pour entendre ce qu’il avait à dire – rien de plus que ces quelques mots de présentation qui correspondaient, comme je l’appris plus tard, à un usage ancien du Barreau. Sans vraiment saisir le sens de ce cérémonial suranné, je me dirigeai à mon tour vers le magistrat qui me regarda d’un air indifférent tandis que j’énonçai mes noms et qualités, sans poignée de mains. 

La salle comportait deux pupitres. Je demandai à l’avocat s’il préférait se positionner côté gauche ou côté droit. Il haussa les épaules : « quelle importance ? On plaide et on s’en va ».

Oui, quelle importance ? Je restai donc là où j’étais, c’est-à-dire à gauche. Je posai le dossier sur le pupitre ; je sortis mes notes en laissant une marque humide sur la pochette. Je me sentais pris en étau par la fournaise. Très vite, je transpirai à grosses gouttes dans mon costume, le même que celui avec lequel j’avais passé le concours, environ 7 ans plus tôt. 

J’avais structuré mon propos avec soin, sans omettre d’organiser une répétition la veille devant deux secrétaires. Face à la suffisance de ce juge, je ne retrouvai pas le même élan.

Il fallait pourtant commencer. Malgré l’indolence qui gagna soudain du terrain, le sentiment de ne pas être vraiment à ma place, d’avoir peut-être mis trop de ferveur dans un affrontement qui s’annonçait perdu d’avance. 

« FlashMode, Monsieur le Président, ce sont environ 75 magasins répartis dans toute la France. Dans ces magasins, on trouve des vêtements et du linge de maison à très bas prix, en provenance des pays asiatiques. On peut donc dire que FlashMode, c’est un peu le hard-discounter du textile.

À l’origine de cette procédure, il y a un fait juridique très simple : le magasin de Rhinemarck ouvre tous les dimanches. 

Au moment où nous l’avons contrôlé, en début juin, ce magasin occupe 5 salariés et 3 cogérants. Il est exploité par la SNC Zide et les différents cogérants en assurent à tour de rôle l’ouverture les dimanches et jours fériés. Si vous vous rendez chez FlashMode un dimanche, vous trouverez un cogérant à la caisse ainsi qu’un gardien employé par une société de surveillance.»

« Le Tribunal sait lire. Ce n’est pas la peine de reprendre vos écritures » me coupa le juge.    

Je songeai au week-end entier que j’avais consacré à la rédaction de mes conclusions, enfermé seul dans mon petit appartement – alors que nos services ne produisaient d’ordinaire qu’une assignation sans répondre par écrit aux moyens de défense de l’employeur mis en cause. Au prix d’un effort supplémentaire, j’avais réagencé, reformulé et retravaillé mes arguments sous forme d’exposé oral. Une petite plaidoirie qui n’en portait pas le nom puisqu’à cette époque-là, je n’étais pas – encore – avocat.

Je continuai devant ce juge faussement impassible avec mes conclusions pas présentées comme il fallait, mon costume mal ajusté et mes raisonnements juridiques trop aventureux.

Mon texte s’étalait sur sept pages. Je me demandai comment procéder pour arriver au bout sans être à nouveau interrompu. La crainte de ne pas y parvenir – puisque tout était déjà écrit comme l’avait rappelé le magistrat – me conduisait à aller trop vite, à sauter des passages. Dans l’alternance de ces silences masqués et d’un rythme trop saccadé, trop uniforme, se perdit l’essentiel de la passion qui m’avait animé jusque-là.

Le discours que j’espérais brillant se transforma en un exposé assez laborieux.

« Si je suis devant vous aujourd’hui, ce n’est pas du tout pour m’acharner contre FlashMode ou pour aller à l’encontre de décisions de justice antérieures.

Si je suis devant vous aujourd’hui, c’est essentiellement parce que les cogérants du magasin de Rhinemarck nous ont donné des informations et que pour la première fois, à ma connaissance, l’inspection du travail est en mesure d’approcher les conditions de travail des cogérants à partir d’éléments de preuve écrits. Entre-temps, le groupe FlashMode a pris des dispositions pour que les cogérants ne répondent plus à nos questions. Silence soigneusement entretenu vis-à-vis des autorités extérieures, intimidation en interne avec l’appui de conseils juridiques efficaces, ce sont là les composantes de base qui permettent au montage juridique du groupe FlashMode de prospérer. »

Mécontent de mon allusion aux « conseils juridiques efficaces » présentés comme une source d’intimidation, l’avocat griffonna un point d’exclamation suivi d’une brève remarque. 

L’ennui avec le droit du travail – et j’ai eu l’occasion de m’en rendre compte à maintes reprises –, c’est qu’il est à la fois très concret et terriblement technique et donc parfois rébarbatif à présenter. Surtout par une chaleur accablante et devant un auditeur aussi mal disposé. 

J’évoquai toutefois la règle cardinale selon laquelle le statut d’une personne dépendait de ses conditions de travail réelles et non d’un contrat ou d’un mandat social apparents.

« Au plan juridique, est titulaire d’un contrat de travail celui qui travaille dans un lien de subordination juridique, c’est-à-dire sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner d’éventuels manquements. 

Quand on est titulaire d’un contrat de travail, on est salarié. Quand on est salarié, on relève du Code du travail si bien qu’en principe, on ne peut pas travailler le dimanche.

L’idée directrice du droit du travail est tout à fait élémentaire : dans son activité, le salarié est soumis au pouvoir hiérarchique de son employeur ; sa situation de subordination appelle un encadrement normatif destiné à en fixer les limites, de façon à préserver ses libertés individuelles une fois le seuil de l’entreprise franchi.

Au regard de la finalité même du droit du travail, il est logique que la qualité de salarié ne puisse pas être décidée par les parties. Comme le dit la Cour de Cassation, elle dépend exclusivement des conditions de fait dans lesquelles les travailleurs exercent leur activité.

Par exemple, Monsieur le Président, si je suis, en tant que fonctionnaire, mis à la disposition d’un organisme de droit privé et que j’accomplis pour cet organisme une prestation de travail dans un lien de subordination juridique, je serai titulaire d’un contrat de travail …. et je ne pourrai donc pas tenir boutique le dimanche. Ce point de droit a été tranché par l’assemblée plénière de la Cour de Cassation il y a 25 ans. 

De la même manière, ce n’est pas parce qu’un gérant de SNC a automatiquement la qualité de commerçant en application du Code de commerce que les cogérants de la SNC Zide ne peuvent pas être placés sous la subordination d’une autre personne physique ou morale. Autrement dit, je ne prétends pas que les cogérants de la SNC Zide sont les salariés de cette société. Je soutiens qu’ils s’inscrivent dans un lien de subordination juridique à l’égard d’une société tierce, à savoir la société FashionPleasure qui dirige le groupe FlashMode. Juridiquement parlant, c’est tout à fait possible. »

Pendant que je m’exprimais, des gouttes de sueur tombèrent sur le sol. L’audience se transformait en une épreuve physique. Un corps à corps auquel je n’étais pas préparé. Je continuai, le souffle court, la voix monocorde. Un discours sans relief et sans puissance.

Le public installé dans mon dos apercevait mon cou luisant et surtout l’excès de sudation qui, depuis mon front, termina sa course à côté de mes chaussures. J’essayais de ne pas y penser. Si la forme laissait à désirer, je savais quoi dire. Mes notes étaient là pour me servir de repère. Et j’avais déposé des conclusions écrites. 

Quand vint son tour, l’avocat ne manqua pas de démentir toute forme de pression sur les cogérants, dans le cadre de la procédure – et peut-être n’avait-il pas tort, du moins pour peu que l’on se cantonne à ses agissements directs … Il tourna en dérision la prétendue complexité de mon raisonnement (9 pages de discussion pour un référé !) dans lequel j’exposais un point de vue très personnel sans même m’en cacher puisque j’avais écrit – assez maladroitement, il est vrai – que les cogérants de la SNC Zide étaient placés sous la subordination juridique de la SARL FashionPleasure et qu’ils « doivent donc être considérés comme des salariés de cette société, selon l’analyse du demandeur ».    

Après l’annonce de la date du délibéré, Maître Caragrande se précipita vers le distributeur de boissons du tribunal. Entouré de quelques confrères, gobelets plastifiés en mains, il maudit la longueur du trajet qui l’obligea à se lever à 4 heures pour finalement arriver en retard et, plus encore, les longues heures de route solitaires qui l’attendaient avant d’être enfin de retour à Lyon ; « mais bon, philosopha-t-il, il fallait bien plaider ce dossier un jour… ».

Une collègue proposa de s’arrêter dans un café. « Tu dois être desséché ! ». Au soulagement d’avoir terminé se mêlait une forme d’hébétude, une pointe de déception, même si je voulais y croire, malgré tout. 

Évidemment, le juge refusa d’ordonner la fermeture sous astreinte, les dimanches et jours fériés. Il estima qu’il ne lui appartenait pas « d’interpréter, ni de requalifier les contrats de cogérance litigieux ». Cet « examen approfondi des conditions d’emploi » relevait « de la seule compétence du juge du fond ».

Cinq cents euros furent alloués aux sociétés assignées pour les frais qu’elles ont dû engager afin de se défendre contre mes demandes infondées. Pendant mes congés, je pris contact avec une avocate pour interjeter appel.   

La transpiration, une dimension sociétale, des perspectives d’action en devenir : je ne le savais pas encore mais cette affaire – qui durerait un peu plus de quatre ans – représenterait ma dernière victoire emblématique, obtenue en tant qu’inspecteur du travail.